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Suicide d’un détenu : précisions sur les conditions d’engagement de la responsabilité de l’État

Public - Droit public général
31/01/2024
La responsabilité de l’État du fait du suicide d’un détenu peut être recherchée pour faute des services pénitentiaires liée à un défaut de surveillance ou de vigilance. Toutefois, cette faute ne peut être retenue que si l’Administration n’a pas pris les mesures que l’on pouvait raisonnablement attendre de sa part compte tenu des informations dont elle disposait. C’est ce qu’a rappelé le Conseil d’État dans une décision rendue le 18 décembre 2023.
Un détenu au centre pénitentiaire d’Uzerche s’est suicidé par pendaison dans sa cellule. Des membres de sa famille demandent la condamnation de l’État à leur verser une somme en réparation du préjudice moral résultant du décès. Après un rejet de la demande par le tribunal administratif puis par la cour administrative d’appel, les requérants se pourvoient en cassation.
 
Dans sa décision rendue le 18 décembre 2023 (CE, 18 déc. 2023, n° 457847, Lebon T.), le Conseil d’État rappelle que la responsabilité de l’État peut bien être recherchée pour le préjudice résultant du suicide d’un détenu, mais à certaines conditions. Il déclare : « La responsabilité de l'État en cas de préjudice matériel ou moral résultant du suicide d'un détenu peut être recherchée pour faute des services pénitentiaires en raison notamment d'un défaut de surveillance ou de vigilance. Une telle faute ne peut toutefois être retenue qu'à la condition qu'il résulte de l'instruction que l'administration n'a pas pris, compte tenu des informations dont elle disposait, en particulier quant à l'existence chez le détenu de troubles mentaux, de tentatives de suicide ou d'actes d'auto-agression antérieurs, de menaces suicidaires, de signes de détresse physique ou psychologique, les mesures que l'on pouvait raisonnablement attendre de sa part pour prévenir le suicide. »
 
Défaut de surveillance ou de vigilance
 
Ainsi, la faute :
 
  • peut résulter d’un défaut de surveillance ou de vigilance de la part des services pénitentiaires.
  • ne peut s’apprécier qu’en prenant en compte les informations dont disposait l’administration. Il conviendra donc de rechercher si elle avait connaissance notamment de troubles mentaux, signes de détresse ou tentatives de suicides antérieures.

C’est au regard de ces informations que peut s’établir la carence fautive de l’administration.
En l’espèce, l’administration pénitentiaire avait retrouvé dans la cellule du détenu, à la suite de son décès, une lettre écrite le jour-même, dans laquelle il évoquait une précédente tentative de suicide commise dans un centre pénitentiaire dans lequel il avait été incarcéré par le passé.
Le Conseil d’État considère que la mention d’une tentative de suicide « que l’administration ne pouvait normalement ignorer devait être pris(e) en compte par le juge dans l'appréciation portée sur les informations relatives aux antécédents (du détenu) dont disposait l'administration ». Par conséquent, la cour administrative d’appel a commis une erreur de droit en écartant la faute de l’administration sans rechercher si elle avait eu connaissance de la tentative de suicide évoquée dans la lettre.
 
Informations de nature à caractériser la présence d’un risque suicidaire 
 
Réglant l’affaire au fond, le Conseil considère que l’administration pénitentiaire disposait d’informations « de nature à caractériser (…) la présence d’un risque suicidaire » et ne l’a pas identifié ni n’a pris de mesures préventives adéquates. Il relève ainsi :
 
  • que les expertises psychiatriques réalisées sur le détenu « avaient fait état de graves troubles de la personnalité de l'intéressé, caractérisés par "une instabilité, une impulsivité majeure, entrant vraisemblablement dans le cadre d'un processus psychotique" ainsi qu'un "fonctionnement de personnalité de type état-limite" » ;
  • que le détenu avait demandé à être transféré dans un « bâtiment placé en "régime différencié volontaire" », or l’administration l’avait transféré, le jour de son suicide, dans un « bâtiment distinct soumis à un régime de détention plus restrictif, dit "régime différencié contraint" » ;
  • que le détenu avait démissionné d’une formation professionnelle qu’il avait débutée quelques semaines plus tôt ;
  • que l’administration pénitentiaire avait connaissance de la tentative de suicide passée, dont faisait état une note de service établie par le centre de détention à l’arrivée du détenu.
 
Compte tenu de ces éléments, la Haute juridiction juge que l’administration doit « être regardée comme ayant commis, dans les obligations qui pesaient sur elle quant à la détection du risque suicidaire et la prévention du suicide (du détenu) une faute de nature à engager la responsabilité de l'État ».
 
Le Conseil d'État, qui auparavant exigeait une faute lourde, admet la responsabilité pour faute simple en cas de suicide d’un détenu depuis plusieurs années. Il avait d’abord annoncé en 2007 : « les défauts de vigilance ainsi manifestés sont constitutifs d'une faute de l'administration pénitentiaire de nature à engager la responsabilité de l'État », (CE, 9 juill. 2007, n° 281205, Lebon T.). Il avait ensuite déclaré en 2017, dans un considérant repris quasiment à l’identique dans l’arrêt du 18 décembre 2023 : « la responsabilité de l'État en cas de préjudice matériel ou moral résultant du suicide d'un détenu peut être recherchée pour faute des services pénitentiaires en raison notamment d'un défaut de surveillance ou de vigilance ; qu'une telle faute ne peut toutefois être retenue qu'à la condition qu'il résulte de l'instruction que l'administration n'a pas pris, compte tenu des informations dont elle disposait, en particulier sur les antécédents de l'intéressé, son comportement et son état de santé, les mesures que l'on pouvait raisonnablement attendre de sa part pour prévenir le suicide » (CE, 28 déc. 2017, n° 400560, Lebon T.).

Voir sur ce point Le Lamy responsabilité administrative n° 79 – Maintien partiel de la faute lourde dans les activités du service pénitentiaire.
Source : Actualités du droit