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Compétitivité européenne : les industriels européens annoncent la menace imminente d’un déclin

Public - Droit public des affaires
09/11/2023
Dans un document d’orientation pour les années 2024-2029 publié le 26 octobre 2023, la Table ronde des industriels européens (European round table for industry, « ERT »), rassemblant les directeurs généraux et présidents de grandes entreprises multinationales d’origine européenne, avertit les institutions européennes du retard de l’Europe en matière de croissance économique et d’innovation, toujours davantage distancée par les États-Unis et la Chine.
Rédigé sous la direction de Claudie Boiteau, en partenariat avec le Master Droit et régulation des marchés de l’Université Paris Dauphine-PSL
 
Un déclin de la compétitivité européenne débuté il y a une vingtaine d’années
 
Le document d’orientation part d’un constat : l’Union européenne (« UE ») est passée de la première place en termes de parts de marché de l’industrie mondiale en 2000 (% de la valeur ajoutée brute mondiale), à la troisième place aujourd’hui, derrière les États-Unis et la Chine. Pour les industriels européens, les chiffres parlent d’eux-mêmes. La part de l’Europe dans la valeur ajoutée brute de l’industrie mondiale est passée de près de 25 % en 2000 à 16,3 % en 2020. Plus précisément encore, l’intensité de la recherche et développement (« R&D ») en 2021 était estimée à seulement 2,27 %, ce qui est de nouveau nettement inférieur à ses homologues mondiaux.
 
Selon les données de l'OCDE pour 2020, les États-Unis se situaient à 3,45 %, la Chine à 2,40 % et la Corée du Sud à 4,81 %.
 
Dans un paysage en perpétuelle mutation, accompagné d’une situation géopolitique instable, l’ERT appelle au réveil de l’industrie européenne. Les politiques protectionnistes prennent de plus en plus le pas sur l’efficacité économique, ce qui fausse les règles du jeu de la concurrence internationale, au détriment de l’Europe. Les industriels européens prennent notamment l’exemple de la politique industrielle mise en place aux États-Unis depuis le mois d’août 2022 (Inflation Reduction Act [IRA], sur l’IRA, v. Aides d’État : la Commission adopte un encadrement temporaire de crise et de transition, Actualités du droit, 12 avr. 2023), consistant à déployer divers instruments pour attirer les investissements dans les industries stratégiques américaines.
 
La divergence économique entre l’Union européenne et les États-Unis se lit également par un écart croissant du PIB par habitant qui a atteint 82 % en 2021. Cette situation a des répercussions sur la capacité de l'UE à soutenir les jeunes pousses et à favoriser un climat entrepreneurial florissant. Avec une croissance plus lente et une compétitivité industrielle en déclin, l’ERT s’inquiète également de la lenteur du processus décisionnel de l’UE qui menace d’affaiblir encore davantage l’Europe. La prolifération de nouvelles législations et exigences a encore compliqué le cadre réglementaire de l'UE, rendant par inadvertance l'environnement des entreprises plus complexe et plus fragmenté.
 
Les recommandations des industriels européens pour 2030
 
Pour poser les bases de la compétitivité future de l’Union européenne, l’ERT propose de repenser la réglementation en faveur de l’innovation avec des processus d’approbations de commercialisation plus rapides, des droits de propriété intellectuelle solides et compétitifs à l’échelle mondiale pour protéger les créations européennes, et un investissement dans l’innovation intensifié. En ce sens, le développement des partenariats public-privé, des marchés publics ciblés et du financement public axés sur l’innovation est nécessaire. Pour autant, sans que le risque apparaisse clairement dans le rapport de la Table ronde, le subventionnement public des industries européennes par un assouplissement des règles en matière d’aide d’État peut conduire à une fragmentation du marché unique et un déséquilibre de la zone européenne (J. Almunia, « Doing More with Less – State Aid Reform in Times of Austerity : Supporting Growth Amid Fiscal Constraints », King’s College London, janv. 2013). Pour réduire un tel risque, l’incitation à l’innovation doit également passer par d’autres politiques européennes.
 
Un processus décisionnel adapté s’inscrit en ce sens. Parce que la source la plus fiable de croissance à long terme pour l'Europe réside selon eux dans la transformation de sa compétitivité, la suppression des barrières internes existantes et l'application intégrale des règles harmonisées de l'UE conduiraient à une croissance économiquement transformatrice, renforçant l’attrait des entreprises pour l’Europe. Pour cela, ils proposent plus précisément que la Commission européenne, contraigne, d’une part, les États membres à supprimer les barrières empêchant la libre circulation des biens, services, personnes, capitaux et données, et qu’elle soit, d’autre part, au cœur d’un « programme global » visant à façonner un marché commun dans tous les domaines politiques, y compris les domaines relevant de la transition environnementale, énergétique et numérique.
 
Transition verte et numérique : rattraper le retard et combler les lacunes
 
Pour parvenir à un avenir durable, l’ERT estime qu’une vision globale à l’horizon 2030 doit garantir que les coûts de la transition verte ne désavantagent pas les entreprises basées dans l’UE. À cet égard, l’investissement public et privé doit permettre d’accélérer la décarbonation pour tendre vers l’objectif « zéro émission nette » (v. Green Deal Industrial Plan ou Plan industriel du pacte vert, Comm. UE, 1er févr. 2023, COM(2023) 62 final ; v. également La politique de concurrence de l’Union européenne à l’appui des objectifs du Green Deal, Actualités du droit, 26 oct. 2020) et moderniser les infrastructures énergétiques afin de stimuler le déploiement des sources d’énergie renouvelables et de garantir la sécurité de l’approvisionnement en renforçant l’interconnectivité de l’Union.
 
Une telle connexion sur le territoire européen passe également par une transformation numérique réussie (v. Digital Compass ou Boussole numérique, Comm. UE, 9 mars 2021, COM(2021) 118 final). Pour le président de la commission de l’ERT sur la transformation numérique, Christian Klein (PDG de SAP), il ne s’agit pas seulement pour l’Europe de se contenter de rattraper son retard, « mais qu’elle prenne la tête de l’économie numérique mondiale ». Pour cela, il faut renforcer le marché unique numérique et les investissements dans la numérisation, l'innovation et l'esprit d'entreprise.
 
Concurrence, relations commerciales et main d’œuvre : des atouts à ne pas négliger
 
En appui des politiques citées supra, la politique de concurrence, la coopération internationale, et le capital humain ont eux aussi un rôle à jouer dans la stratégie industrielle globale de l’Union européenne. D’une part, la Commission devrait mettre en œuvre avec détermination une politique de concurrence qui renforce le rôle des marchés ouverts, et incite les entreprises européennes à être compétitives, tant sur le marché intérieur que sur la scène mondiale. À titre d’exemple, l’ERT considère que les décisions relatives aux fusions doivent prendre en considération les enjeux relatifs à l’innovation et à la durabilité pour l’ensemble du marché unique. D’autre part, si des liens étroits avec les États-Unis et la Chine sont d’une importance capitale pour renforcer la compétitivité en Europe, l’UE doit avant tout conserver sa capacité à agir de manière indépendante et exercer une influence au niveau mondial. Enfin, la main-d’œuvre est considérée, par les industriels européens, comme le plus grand atout de l’Europe. Pour la préserver, la politique éducative doit évoluer avec les nouvelles technologies de l'information et de la communication vers une culture de l’innovation.
 
Un tel document d’orientation souhaite ainsi souffler à la Commission européenne des pistes de solutions pour empêcher le déclin de l’industrie européenne, en l’attente de la publication de deux rapports sur la compétitivité de l’UE l’année prochaine, l’un de Mario Draghi, ancien président de la Banque centrale européenne, et l’autre d’Enrico Letta, ancien premier ministre italien.
 
La Table ronde des industriels européens (« ERT ») est un forum créé en avril 1983 par 17 grands chefs d’entreprise européens pour promouvoir la compétitivité et la prospérité en Europe. L’ERT réunit une soixantaine de directeurs généraux et de présidents de grandes entreprises multinationales d'origine européenne, couvrant un large éventail de secteurs industriels et technologiques. Parmi les firmes actuellement représentées figurent Investor, AB, Bayer, BP, DaimlerChrysler, Ericsson, Fiat, Nestlé, Nokia, Petrofina, Philips, Renault, Shell, Siemens, Solvay, Total et Unilever. L'ERT défend une Europe forte, ouverte et compétitive, moteur d'une croissance inclusive et d'une prospérité durable. 
 
Rédigé par Eva Rousseaux, étudiante du Master Droit et régulation des marchés de l’Université Paris Dauphine-PSL
Source : Actualités du droit