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Asile : pas d’expulsion vers la Russie d’un ressortissant tchétchène sans évaluation concrète des risques encourus

Public - Droit public général
26/04/2021
Il y aurait une violation de l’article 3 de la Convention en son volet procédural, si un ressortissant russe d’origine tchéchène était renvoyé en Russie, en l’absence d’une appréciation ex nunc par les autorités françaises, du risque qu’il allègue encourir en cas de mise à exécution de la mesure de renvoi.
Les faits
Un ressortissant russe d’origine tchéchène arrivé en France en 2011, obtient le statut de réfugié en 2013 en raison de ses liens de parenté avec des individus ayant pris position en faveur de la guérilla tchétchène et de son refus de collaborer avec les autorités russes.
 
Quelques mois après avoir obtenu son statut de réfugié, le requérant est mis en examen avec quatre compatriotes et placé en détention provisoire. Il lui était notamment reproché d’être parti dans une zone de combat en Syrie afin de suivre un entraînement militaire consistant dans le maniement d’armes de guerre et d’avoir combattu en intégrant un groupe djihadiste composé de combattants tchétchènes, daghestanais et ingouches.
 
En avril 2015, le requérant est condamné par le Tribunal correctionnel de Paris à cinq ans d’emprisonnement pour des faits de participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme commis entre le 1er septembre 2012 et le 19 novembre 2013 sur le territoire national ainsi qu’en Allemagne, Pologne, Ukraine, Turquie et Syrie en préparant et organisant avec un complice et l’aide de leurs contacts leur départ sur zone de combat en Syrie et en menant à bien ce projet.
 
En novembre 2015, le préfet de l’Essonne notifia au requérant un arrêté d’expulsion assorti d’une décision fixant le pays de destination qu’il contesta devant le Tribunal administratif de Versailles en janvier 2016.
 
En juin 2016, l’OFPRA mit fin au statut de réfugié du requérant en application de l’article L. 711-6 2°du CESEDA, notamment en raison de sa condamnation en dernier ressort en France pour des faits de terrorisme et parce que sa présence en France constituait une menace grave pour la société.
 
En décembre 2016, le requérant conteste la décision de l’OFPRA devant la CNDA. Et en mars 2017, le Tribunal administratif de Versailles annule la décision fixant la Russie comme pays de destination aux motifs qu’elle n’était pas suffisamment motivée et que le requérant qui bénéficiait encore du statut de réfugié, au moment de la notification, ne pouvait légalement être éloigné du territoire.
 
En janvier 2019, la CNDA confirma la décision de l’OFPRA notamment en s’appuyant sur « la nature et la gravité des faits pour lesquels il a été condamné pénalement ainsi que l’ensemble des éléments relatifs à son parcours depuis son arrivée en France », ce qui permettait de considérer que la présence actuelle du requérant sur le territoire national, présente une menace grave pour la société au sens de l’article L. 711-6, 2° du CESEDA.
 
En juillet 2020, le Conseil d’État refusa d’admettre le pourvoi du requérant formé contre la décision de la CNDA, en application de l’article L. 822-1 du code de justice administrative (aucun moyen sérieux ne fondait le pourvoi). Le requérant soutenait d’une part, que la décision de la CNDA était fondée sur les dispositions de l’article L. 711-6 du CESEDA qui transpose de façon incorrecte la Directive n° 2011/95/UE « en assimilant la perte du statut de réfugié à la perte de la qualité de réfugié » et d’autre part, une seconde erreur de droit avait été commise par la CNDA qui avait jugé que l’application de l’article L. 711-6 du CESEDA, emportait la révocation de son statut et de sa qualité de réfugié. Dans ses conclusions, le rapporteur public devant le conseil d’État soulignait qu’aucune erreur de droit n’avait été commise par la CNDA puisque le requérant avait toujours la qualité de réfugié.
 
Le requérant est actuellement assigné à résidence dans un hébergement fourni et pris en charge par l’État, précise le Gouvernement.
 
Le requérant saisit la Cour européenne des droits de l’homme car il considère qu’un renvoi vers la Russie l’exposerait à des risques de traitements contraires à l’article 3 de la Convention.
 
Réponse de la Cour européenne des droits de l’homme
La Cour rappelle que le contrôle de l’entrée, du séjour des étrangers ainsi que leur éloignement relève d’une prérogative souveraine des États. Néanmoins, s’il existe un risque sérieux pour l’étranger d’être soumis à des traitements inhumains ou dégradants vers le pays de destination, il revient à la Cour de le déterminer. Avant de rappeler le caractère absolu des obligations découlant de l’article 3 de la Convention, la Haute juridiction européenne, précise « qu’elle a une conscience aiguë de l’ampleur du danger que représente le terrorisme pour la collectivité et, par conséquent, de l’importance des enjeux de la lutte antiterroriste ». Elle mesure toute la difficulté que représente ce risque pour les États qui cherchent à protéger leur population du risque terroriste.
 
Toutefois, l’article 3 de la Convention n’admet aucune exception et dès lors que le risque est avéré pour un étranger d’être exposé à des traitements interdits par l’article 3, dans le pays de destination, un éloignement forcé ne peut être envisagé. Et, ce même si l’intéressé représente « une menace pour la sécurité nationale pour l’État contractant », précise la Cour européenne qui rejette donc tout argument tiré du fait qu’un requérant soit impliqué dans des activités terroristes. Argument « non pertinent » dans le cadre de l’examen de l’article 3, souligne la Cour.
 
La Cour relève que le droit d’asile et le droit de la protection internationale sont consacrés comme un droit primaire de l’UE. À ce titre, la CJUE a déjà rappelé à plusieurs reprises, le bénéfice du principe de non-refoulement accordé à toute personne remplissant les conditions pour être considérée comme réfugiée qui se trouve sur le territoire d’un État membre. La Cour européenne des droits de l’homme rappelle, cependant qu’elle n’est pas compétente pour examiner l’application des règles européennes ou leurs éventuelles violations. Son champ d’intervention se limite aux droits consacrés par la Convention et ses protocoles, ce qui ne comprend pas le droit d’asile.
 
La CEDH souligne que c’est au requérant d’apporter les éléments démontrant un risque sérieux et réel d’être exposé à des traitements vers le pays de destination, contraires à l’article 3 de la CEDH mais il ne s’agit pas pour autant d’apporter une « preuve certaine » d’une exposition à ces traitements prohibés. Une fois ces éléments produits, c’est au Gouvernement « de dissiper les doutes éventuels à leur sujet ».
 
S’agissant de l’application de ces principes à l’espèce, la Cour européenne des droits de l’homme relève que les craintes du requérant pour s’opposer à son éloignement vers la Russie, reposent sur deux éléments :
- « il a été détenu et torturé en Russie en raison de ses liens de parenté avec des individus ayant pris position en faveur de la guérilla tchétchène et de son refus de collaborer avec les autorités et qu’il serait toujours recherché pour ces faits. Selon lui, ces faits ont donné lieu à la décision de l’OFPRA lui octroyant le statut de réfugié ;
- la connaissance qu’auraient les autorités russes et tchéchènes de sa condamnation pénale en France et au fait qu’elles le rechercheraient en raison de ses liens avec un groupe djihadiste en Syrie ».
 
La Cour européenne rappelle que dans un arrêt du 14 mai 2019, la CJUE avait jugé que les personnes ayant le statut de réfugié ne peuvent faire l’objet d’une mesure de refoulement s’il existe un risque de violation de leurs droits fondamentaux consacrés par la Charte. Elles peuvent néanmoins faire l’objet d’une décision de révocation de leur statut de réfugié qui n’affecterait pas pour autant leur qualité de réfugié dès lors qu’elles « remplissent les conditions matérielles requises pour être considérées comme étant des réfugiés » (CJUE, 14 mai 2019, aff. C‑391/16, C‑77/17 et C‑78/17). Le Conseil d’État a fait application de cette jurisprudence dans plusieurs arrêts du 19 juin 2020 (CE, 19 juin 2020, n° 416032, 416121, n° 422740, et n° 425231).
 
Or, souligne la Cour, « le fait que l’intéressé a la qualité de réfugié est un élément qui doit être particulièrement pris en compte par les autorités internes lorsqu’elles examinent la réalité du risque que celui-ci allègue subir en cas d’expulsion ». Et cette circonstance n’a pas été prise en compte par les autorités françaises dans le cadre de la décision d’éloignement du requérant vers la Russie. « Les autorités françaises et les juridictions internes n’ont[donc] pas évalué les risques que le requérant » pourrait encourir, en cas d’exécution de la mesure d’éloignement, alors que son appartenance à un groupe ciblé avait été reconnue par l’OFPRA.
 
En outre, la CEDH observe que la CNDA a elle-même considéré dans deux avis que la décision fixant la Russie comme pays de destination « était contraire aux obligations de la France découlant du droit à la protection des réfugiés contre le refoulement », aux articles 4 et 19, paragraphe 2, de la Charte et à l’article 3 de la Convention.
 
La réponse de la Cour européenne des droits de l’homme est donc sans équivoque : un renvoi vers la Russie, dans de telles conditions, serait contraire à l’article 3 de la Convention en son volet procédural, sans appréciation concrète des autorités françaises du risque allégué par le requérant de la mise en œuvre de la mesure d’éloignement.
 
 
Source : Actualités du droit